LES GRANDES HEURES DE L’EDEN

AU COMMENCEMENT ÉTAIT L’EDEN… THÉÂTRE

L’histoire de l’Eden débute en 1889, la même année que la Tour Eiffel, avec l’achat par le Marseillais Alfred Seguin d’un terrain afin d’y construire une salle de café-concert. Ulcéré de n’avoir pu obtenir de réservation au Théâtre municipal, Alfred Seguin décide de construire son propre établissement. La Ciotat est alors une bourgade d’environ 12 000 habitants qui se passionnent pour les joutes de targaïres et les tournois de boule provençale (la pétanque sera inventée à La Ciotat quelques années plus tard). L’activité économique de la ville respire au rythme du lancement des bateaux de la Compagnie des Messageries Maritimes. Entrepôt de bois, le lieu choisi était destiné à « brûler les planches », ce sera donc un théâtre, dont Le Petit Marseillais annonce le 19 février 1889 : « Début de la construction du théâtre du boulevard de la Tasse, nommé Eden ». L’inauguration de l’Eden-Concert se déroule le 15 juin 1889 : « Prix des places : 0,75 fr pour la salle et les galeries, 1,25 fr pour les fauteuils ».  Tout naturellement, l’Eden prend le nom d’Eden-Théâtre, puisqu’en 1889… le cinéma n’existe pas ! L’Eden devient rapidement la salle de spectacle la plus animée de La Ciotat, proposant chaque samedi et dimanche des concerts et des rencontres sportives de boxe ou de lutte gréco-romaine en alternance avec des représentations théâtrales. Mais les affaires financières d’Alfred Seguin se dégradent au point que l’Eden est rapidement cédé à Raoul et Adélaïde Gallaud dont la famille restera pendant plus d’un siècle, propriétaire de l’Eden, salle de théâtre, de music-hall, et bientôt de cinéma…

L’Eden… côté cour

Adélaïde Soula-Gallaud installe la première buvette dans la cour de l’Eden. La photo de Georges Clémenceau, président du conseil, bavardant avec François Corce, leader syndical des chantiers navals, à la buvette de l’Eden date de 1917. Marie-Laure Smilovici, directrice actuelle de l’Eden, est l’arrière-petite-fille d’Adélaïde… La visite de Georges Clémenceau, le Tigre, le 7 juin 1918, s’inscrit dans le souci permanent du Président du Conseil de s’assurer de l’état d’esprit de la population. Sa photo en compagnie de François Corce, secrétaire général du syndicat des ouvriers des constructions navales, ouvre glorieusement le Livre d’Or de l’Eden. Cette rencontre dans la cour de l’établissement s’explique par le fait que François Corce était un cousin d’Adélaïde Soula, propriétaire de l’Eden, ce qui donne à la photo une atmosphère de convivialité amicale très éloignée des préoccupations du moment. Autre sujet probable de conversation entre les deux hommes, sur les chaises de bistrot de la buvette de l’Eden, l’accord conclu 3 mois plus tôt avec le premier ministre Vittorio Orlando d’un appel massif à la main-d’œuvre italienne – dont on connaît l’apport capital à l’identité ciotadenne. Dans quelques mois le Tigre, qui vient de remplacer Pétain par Foch, deviendra le Père la Victoire. Comment imaginer pareille détermination dans ce portrait empreint d’une bonhomie aussi légère que les autochromes de la famille Lumière…

21 septembre 1895 au Palais Lumière, première séance publique de cinématographe

L’extraordinaire destinée de l’Eden commence… à Paris. A l’occasion d’un convent maçonnique, le photographe lyonnais Antoine Lumière fait la connaissance du Ciotaden Antoine Sellier, chef mécanicien des chantiers navals, qui lui vante l’exceptionnelle qualité de la lumière des paysages du Golfe d’Amour propice aux talents de peintre de son nouvel ami. Immédiatement séduit, Antoine Lumière qui a fait fortune grâce aux Etiquettes bleues - plaques photographiques inventées par son fils Louis - construit une demeure somptueuse sur les bords de la Méditerranée, le Château Lumière qui devient en 1893 la résidence estivale de la famille. Antoine Lumière se lie d’amitié avec le propriétaire de l’Eden-Théâtre, Raoul Gallaud, et c’est l’amitié de ces deux hommes qui va faire de la salle de spectacle du Boulevard de la Tasse, le lieu de projections des premiers films Lumière. Durant l’été 1895, alors qu’il vient de déposer le brevet de l’invention du Cinématographe et de tourner à Lyon La sortie des usines Lumière, premier film de l’histoire du cinéma, Louis Lumière profite de la villégiature familiale à La Ciotat pour tourner une dizaine de films qui font du petit port provençal le véritable berceau du cinéma. Le 21 septembre 1895, Antoine Lumière convie la bonne société ciotadenne au Palais Lumière pour « quelques expériences de cinématographe ». Au cours de cette soirée « toute de famille et en tenue journalière », cent cinquante personnes assistent médusées à la projection d’une dizaine de films tournés par Louis à Lyon (Sortie des usines Lumière, Place des Cordeliers) et à La Ciotat (Baignades en mer, Le poisson rouge, Le dîner de bébé). 

Pour Louis, c’est le succès scientifique du cinématographe qui fait « bouger l’image », pour son père Antoine, c’est la sublimation maçonnique de « la vie éternelle ». L’ami Gallaud qui assistait bien entendu à cette soirée mémorable, convie Antoine Lumière à renouveler l’expérience dans sa salle de l’Eden, ce qui est fait quelques jours plus tard. Mais la projection tourne court car, si Antoine est un homme d’initiative, sa maîtrise technique est insuffisante. Cette séance inachevée est restée dans la mémoire des familiers des protagonistes mais ne constitue pas en réalité l’acte de naissance du cinéma à l’Eden. Persuadé que l’invention de ses fils apportera gloire et fortune à la famille Lumière, Antoine organise à Paris, le 28 décembre 1895, dans le Salon indien du Café de Paris une nouvelle projection des films présentés à La Ciotat. Trente-trois spectateurs payants, dont Méliès qui tente en vain d’acheter le brevet à Antoine Lumière. C’est cette date qui est retenue par l’histoire comme première séance commerciale de cinéma, mais les Ciotadens en connaissent le préambule. Dans les mois qui suivent, un double mouvement se produit : les opérateurs Lumière parcourent le monde pour tourner des films avec leur cinématographe, pendant que dans les grandes villes de France et d’Europe s’ouvrent des salles de cinéma.

Les films Lumière tournés à La Ciotat

La sortie des usines Lumière à Lyon constitue incontestablement le premier film de Louis Lumière, mais parmi les vingt premiers films de l’histoire du cinéma, la moitié a été tournée à La Ciotat à partir de l’été-automne 1895. Le plus célèbre est évidemment L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, train en provenance de Marseille comptant parmi les voyageurs Joséphine Lumière, mère des inventeurs. Le monstre de fer surgissant de l’écran est une image qui a frappé le public de l’époque et qui fait dire en 1988 à Franju, président de la Cinémathèque française, qu’il s’agissait du « premier film d’épouvante » et le réalisateur de poursuivre la démonstration en affirmant que « l’Eden est la doyenne mondiale des salles de cinéma ». Tout aussi fameux est L’Arroseur arrosé, dont une des trois versions a été tournée dans les jardins du Palais Lumière, avec François Clerc jardinier de la famille dans son rôle, et le jeune Ciotaden Léon Trotobas dans celui de l’espiègle. Il s’agit du véritable premier film scénarisé. Lancement d’un navire constitue un témoignage tourné par Louis Lumière qui fera partie du programme de la première séance commerciale à l’Eden le 21 mars 1899. Les Ateliers de La Ciotat, Chaudière, Chargement d’un wagon de tonneaux, racontent l’activité des Messageries Maritimes… 

D’autres films illustrent des scènes de la vie familiale au Clos des Plages : La pêche aux poissons rouges, Querelle enfantine, Le déjeuner de Bébé, Les premiers pas de Bébé sont des tableaux intimistes présentant notamment les jeunes enfants de la famille Lumière. Le Golfe d’Amour est également très présent dans les premières œuvres avec les films tournés au Port Lumière : Embarquement pour la promenade, Gros temps en mer, et La Baignade en mer, avec la silhouette familière de l’Ile Verte en fond de décor. Dernier thème, celui des loisirs comme La Partie d’écarté, avec pour acteurs principaux Auguste Lumière et Félicien Trewey, ami des Lumière et directeur artistique de l’Eden, La leçon de bicyclette ou La partie de boules. Ces films tournés à La Ciotat ont permis à Louis Lumière de mettre au point définitivement le cinématographe conçu dans les ateliers lyonnais. Un fait rappelé par Louis dans un courrier au poète ciotaden Emile Ripert du 5 novembre 1936 : « C’est aussi La Ciotat - je ne saurais l’oublier - qui fut le cadre naturel de la plupart de mes premières réalisations cinématographiques. Et c’est là que j’ai goûté les satisfactions profondes que procure l’heureuse solution d’un problème patiemment étudié ». Voilà, signé de l’inventeur de cinématographe, l’acte de naissance de La Ciotat, berceau du cinéma.

La séance historique
du 21 mars 1899 à l’Eden

Comme chacun sait, nul n’est prophète en son pays, pas même les frères Lumière à La Ciotat ! Alors que les opérateurs Lumière sillonnent le monde entier pour tourner les précieuses images, il faudra attendre quatre longues années après les débuts de 1895 pour trouver la trace d’une séance commerciale de cinéma à l’Eden-Concert. Le 21 mars 1899, l’Eden accueille une projection effectuée par le Royal Biographe qui utilise un appareil conçu par Henry Joly et les frères Normandin, « le seul admis dans les plus grands théâtres du monde entier » selon l’affiche qui accompagne la tournée. Au programme, des « vues sortant de la Maison Lumière » parmi lesquelles le Lancement d’un navire à La Ciotat et aussi, pour l’exotisme, Une caravane aux Pyramides d’Egypte. Près de 250 personnes assistent à cette séance, la première payante à La Ciotat, séance renouvelée le lendemain avec le même succès comme en atteste Auguste Chateigner, correspondant du Soleil du Midi.  L’affiche de cette première séance à l’Eden, précieusement exposée dans le hall actuel de l’Eden, est très explicite : « Le spectacle, des plus scientifiques, absolument moral et intéressant, est aussi bien goûté des grandes personnes que des enfants que l’on peut amener sans crainte ». C’est cette première séance payante qui fait de l’Eden, l’incontestable doyenne mondiale des salles de cinéma en activité. En effet, le célèbre Salon Indien du Grand Café où eut lieu la séance du 28 décembre 1895, n’a même pas survécu au 19e siècle puisqu’il disparaît avant l’Exposition Universelle de Paris de 1900. Il en est progressivement de même de toutes les autres salles de l’époque. Le cinéma peut désormais s’installer définitivement dans son berceau de l’Eden.

La première séance payante au Salon Indien

Encouragé par le succès de la séance présentée au Palais Lumière de La Ciotat le 21 septembre 1895, Antoine Lumière décide de conquérir Paris. Il organise une projection de 10 films dans le Salon Indien du Grand Café de Paris, boulevard des Capucines, le 28 décembre suivant. L’histoire retient généralement cette date du 28 décembre comme celle de la naissance du cinéma, et oublie que La Ciotat avait découvert les films Lumière bien avant Paris…